Les 12 et 13 décembre 2024, dans le cadre de « l’année du castor », événement initié pour commémorer le cinquantenaire de la réintroduction de l’espèce en Loire, s’est tenu un colloque portant sur l’histoire et le bilan des nombreuses réintroductions françaises et européennes. Mais aussi,
Mais aussi, et surtout, sur l’impact qu’a l’espèce sur la vie des cours d’eau et les conséquences que cela pourrait avoir pour nous, humains, dans le regard que nous portons à nos rivières et la gestion que nous y mettons en œuvre. Et Blois, qui fut le lieu de la réintroduction ligérienne voici cinquante ans fut aussi celui du colloque qui le commémorait. Cet événement a réuni 130 personnes, écologues professionnels, hydrologues, gestionnaires de milieux naturels, naturalistes, représentants de l’OFB, d’administrations et de syndicats de rivières, originaires de l’ensemble du territoire national, de Suisse et de Belgique.
Les réintroductions historiques s’appuyaient sur la volonté d’étendre l’aire de distribution d’une espèce menacée, sur des considérations patrimoniales, culturelles et humanistes. Grâce aux protections et réintroductions, l’espèce est passée en un siècle de quelques centaines d’individus disséminés en six petites populations européennes relictuelles aux 1,6 millions d’individus actuellement estimés à l’échelle du continent. Elle n’est plus menacée à court terme et les chercheurs ont pu ces vingt dernières années, dans de nombreux pays, mettre en évidence les conséquences du comportement constructeur de l’espèce sur les réseaux hydrographiques. Leurs conclusions sont bien souvent époustouflantes, toutes concordantes, et identiques à celles des scientifiques nord-américains.
Le castor est une espèce dite « clé de voute », dont l’activité profite à l’ensemble des espèces qui partagent son lieu de vie, qui modifie profondément son milieu et permet à ses fonctionnalités de s’exprimer. Il parvient à des performances surprenantes par deux actions déterminantes que les processus évolutifs ont sélectionnées depuis au moins huit millions d’années. Il ralentit l’eau dans des proportions considérables et introduit dans les rivières une quantité importante de bois. Le barrage des castors crée des bassins qui sédimentent, débordent, se végétalisent, se complexifient de chenaux secondaires anastomosés, et modifient le paysage. Notre représentation d’une rivière réduite à un chenal unique n’est une réalité que depuis deux siècles, depuis qu’à l’échelle du continent l’activité des hommes a imposé ces bouleversements pour ses usages immédiats. Car la rivière naturelle, celle des castors, est tout autre, plus large, non incisée, composée d’un entrelac de chenaux et de barrages qui ralentissent l’eau, lui font hydrater les sols et sous-sols environnants, la retiennent.
Et cette rivière des castors est le théâtre d’une explosion de vie. La multiplicité des micro-habitats générés par l’activité des castors en est la cause. Mosaïques d’eaux stagnantes et courantes, masses de bois immergées ou non sur les barrages, terriers-huttes, réserves hivernales, reliefs de repas, arbres morts plongés dans l’eau ou écorcés sur pied, surplus de lumière arrivant à l’eau après la chute des arbres riverains, creusement de canaux, mares déconnectées concourent à cette diversité nouvelle, tant en nombre d’espèces qu’en densité. Tous les groupes d’êtres vivants ayant de près ou de loin un contact avec la rivière sont concernés. Les trois groupes les plus bénéficiaires sont néanmoins les invertébrés, les espèces végétales et les poissons. Une crainte les concernant a longtemps été que les barrages soient un frein à leur libre circulation. On sait maintenant que non seulement les périodes de fort débit, par les détériorations qu’elles entrainent sur les ouvrages, permettent le franchissement des barrages, mais qu’en toutes périodes, du fait de la porosité de ces structures, les poissons peuvent les traverser. Il faut également citer les batraciens, les oiseaux et certains mammifères. La loutre, en pleine phase de recolonisation, sait profiter des havres poissonneux des castors qui attirent aussi le désormais rare putois, voire la genette.
Mais le rôle du castor dans les rivières ne s’arrête pas à cette explosion de vie. Il est plus profond, plus structurant encore, façonné par des millions d’années de coévolution de ces multiples êtres vivants entre eux et avec les forces physiques de la rivière. Le flux de l’eau, son pouvoir érosif sur les fonds et les bords, ses effets parfois destructeurs. Le castor a appris à limiter les effets négatifs pour la vie des excès hydrologiques. Ses barrages amortissent ainsi considérablement les pics de crues, les ralentissent, les étalent, détournent l’eau pour la stocker dans les sols. Plus étonnant encore, et non attendu lors des récentes études de terrain, ces effets persistent même lors des épisodes pluvieux les plus intenses des saisons les plus humides. Des travaux de modélisation mettent en évidence l’importance de l’activité des castors sur les épisodes de crues, même pour les grosses rivières d’aval, où le castor ne construit pas. De la même façon, les barrages et leurs bassins assurent un soutien d’étiage lors des périodes sèches. Les barrages sont poreux et restituent chaque jour à la rivière une petite quantité de l’eau mise en réserve dans les bassins et les sols lors des épisodes pluvieux. Alors que nous abordons une période de fortes perturbations climatiques caractérisée par des sécheresses et des inondations, on voit ici toute l’importance de ces atténuations des extrêmes hydrologiques si nos rivières, aujourd’hui aménagées pour évacuer au plus vite l’eau vers la mer, redevenaient des systèmes régulateurs. D’un système qui aggrave les crues et les sécheresses, nous ferions volte-face vers un système de lenteur, économe de l’eau, qui hydrate les fonds de vallée et nous préserve des pics de crue et des rivières asséchées.
Tout ce qui précède a de quoi faire réfléchir hydrologues, naturalistes et aménageurs, mais ce n’est pas tout. Les barrages de castors et leurs bassins de retenue assurent une meilleure qualité de l’eau. Les taux de nitrate notamment, et de phosphore, sont meilleurs en sortant d’un système de castors qu’en y entrant. Différents mécanismes sont ici en œuvre et permettent d’assurer un certain contrôle des pollutions diffuses d’origine agricole. Des mécanismes biochimiques complexes sont par ailleurs décrits pour expliquer une captation et une séquestration du carbone dans les bassins. Enfin, cerise sur le gâteau en ces temps de changement climatique, des études ont montré que les bassins de castors étaient à l’origine d’une infiltration et d’un stockage de l’eau dans les nappes phréatiques.
Ces multiples effets positifs de l’activité des castors ont ainsi été exposés lors du colloque de Blois. Des cas de réalisations concrètes ont été présentés. Chacun sent bien que nous sommes peut-être ici à l’aube d’une révolution dans l’approche et les politiques de gestion des rivières. Que nous pouvons peut-être nous appuyer sur l’expertise et l’efficience d’une armée « d’ingénieurs des écosystèmes » formés depuis huit millions d’années et qui ont fait leurs preuves, que si le concept « de solution fondée sur la nature » a un sens, c’est bien ici, et que celui d’une « alliance avec le peuple castor » proposé par des philosophes fait sens, tant il rebat nos schémas mentaux concernant nos rapports avec le milieu naturel. Nous sommes aujourd’hui avec un certain nombre de connaissances. Quelques pays ont entamé des politiques de gestion incluant l’activité des castors. En France, se développe dans le sud-est un mouvement associatif qui propose et met en œuvre des techniques dites « low-tech » de renaturation des cours d’eau mimant les constructions des castors dans l’objectif de lutter contre l’incision, faire remonter la lame d’eau, hydrater les sols, rendre des rivières totalement artificialisées à nouveau habitables par le castor qui pourra alors y mettre en œuvre les mécanismes décrits plus haut.
Dans ce contexte, le Conservatoire d’espaces naturels de Loir-et-Cher, qui possède des terrains riverains sur plusieurs rivières du département, souhaite être force de proposition et d’action. La Société nationale de protection de la nature (SNPN) de son côté, association d’envergure nationale, souhaite travailler sur ce thème et met en place un programme de recherche-action sur quelques sites pilote du pays pour étudier les modalités techniques de mise en place de « systèmes castors » avec un volet important de sciences sociales portant sur l’acceptabilité locale du castor. Considérant que les réintroductions se sont voici une cinquantaine d’années très majoritairement reposées sur des mises en œuvre associatives, toutes deux souhaitent qu’une même dynamique citoyenne contribue à la mise en œuvre de réflexions scientifiques et d’expérimentations de terrain sur ce thème de la régénération des rivières basée sur l’ingénierie du castor. Une des propriétés du conservatoire deviendra ainsi un des sites pilote.
Nous sommes très probablement au début d’une très longue et très belle histoire. A terme, des retombées positives peuvent être attendues au niveau de la qualité et de la quantité de nos zones humides, au niveau des rapports de la société avec son environnement naturel, au niveau de la gestion des crues et des étiages, au niveau de la qualité et du stockage de l’eau, au niveau de nos paysages. La tâche sera cependant compliquée car si l’armée « d’ingénieurs des hydrosystèmes » qu’il conviendra de recruter répondra présent, chaque nuit, avec persévérance et abnégation, elle ne le fera pas gratuitement. Le prix à payer sera fait de surfaces qu’il faudra consentir à notre « allié » afin qu’il puisse rendre nos rivières plus naturelles et plus résilientes, dotées de fonctions à forte valeur écosystémique. Et ceci ne sera pas la moindre des difficultés.
Jean-Pierre Jollivet.
A lire.
Trois ouvrages, et une revue, sont parus en cette année du cinquantenaire de la réintroduction de Blois ! Avec des approches très personnelles et très fortes.
1-Les mille vies du castor. R. Masson, C. Auberson, C. Angst. Ed. Salamandre.
Un beau livre sur l’écologie et les impacts sur la faune, accessible aux enfants, avec nombreuses et très belles photographies dont certaines subaquatiques.
2-Vivre en castor. Rémi Luglia. Ed. Quae.
Le livre d’un historien qui étudie l’évolution des populations en Europe, les perspectives de renaturation grâce au castor et les rapports entre humains et « autres qu’humains ».
3-Rendre l’eau à la terre. B. Morizot, S. Husky. Ed. Actes Sud.
Le livre novateur et persuasif d’un philosophe personnellement impliqué dans les expérimentations « low-tech » et formé auprès des promoteurs américains de la méthode.
4-Le Courrier de la Nature. Revue de la SNPN. Spécial castor. Le castor une nouvelle alliance. N° 342 Sept.2024.